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Pourquoi l’identité Juive de Marc Chagall s’est elle révélée cruciale pour ses meilleures œuvres ?

07 July, 2022
Marc Chagall peut incarner le kitsch, les atmosphères rêveuses : tous ces amoureux anthropomorphes, ces cieux improbables, et ses musiciens volants.

Si vous connaissez vos classiques, vous devez connaître le passage de Nothing Hill (comédie romantique, 1999) et comment Richard Curtis utilise Chagall comme monnaie d’échange entre ses deux acteurs principaux. « Le bonheur n’est pas le bonheur » dit Julia Roberts à Hugh Grants, « sans une chèvre volante qui joue du violon. » Il a le rôle d’un Britannique charmant, mais peu glamour, un peu triste, et elle est une star de Hollywood. Ils sont unis par leur appréciation d’une toile de Chagall, la mariée, qui met en scène un animal de la sorte. Vers la fin du film, elle lui offre l’original de 1950, qu’il veuille continuer sa relation avec elle ou pas.

 

Bien que le travail de Chagall joue sans l’ombre d’un doute sur l’imagination, le désir et l’amour, les symboles qui font que son langage visuel est si distinctif trouvent leurs origines dans quelque chose de plus terre à terre et d’abondamment plus complexe. Si on les suit jusqu’à leurs sources, ces symboles racontent également une version d’une des histoires les plus noires du 20ᵉ siècle et documentent une façon de vivre détruite. « Si je n’avais pas été Juif… Je n’aurais pas été un artiste », écrit Chagall dans une parution de 1922 du magazine littéraire Yiddish, Shtrom. « J’aurais été un artiste tout à fait différent. »

 

 

Origines Juives de Marc Chagall

Fils d’un Juif orthodoxe et commerçant, Chagall est né dans une partie très rude de la Russie, qui est maintenant distribuée entre différents pays comme l’Ukraine, la Pologne et la Lituanie. La grande Catherine y envoya la plupart des juifs de son empire dans les années 1790. Vitebsk, la ville natale de Chagall, fait désormais partie de la Biélorussie (Bélarus). Être Juif voulait aussi dire que ses parents ont dû soudoyer les fonctionnaires pour qu’il aille à une école proche, et plus tard, de nouveau, pour qu’il aille étudier l’art à Saint Petersbourg en 1907. C’est dans cette ville que Marc Chagall verra des reproductions des tableaux de Paul Gauguin. Ses préférés, cependant, restèrent deux Rembrandt de 1654 : Portrait d’un vieil homme en rouge et Portrait d’un vieux Juif.

 

En 1908, Chagall revient à Vitebsk, découragé et n’ayant pas connu le succès. Il peint « L’homme mort » cette année-là, qui introduit des motifs et des éléments qui persisteront tout au long de sa carrière : un joueur de violon ; un usage étrange de la perspective, avec des personnages aux tailles uniques ; des cabanes en bois ; une atmosphère mélancolique. La composition originelle est inspirée d’un souvenir d’enfance, souvenir d’une femme criant à l’aide dans la rue pour que quelqu’un vienne au secours de son mari mourant. Dans l’interprétation de Chagall, un balayeur continue son travail à côté d’elle. La palette sombre fait d’ailleurs plutôt penser à une peinture d’Edvard Munch qu’à un Chagall : le dynamisme de ses couleurs viendra par la suite.

 

La génération de Gauguin a cherché partout des sujets supposément purs, mais Chagall, lui, trouve ses sujets tout autour de lui. Il peindrait Hasidim prenant du tabac à priser pendant qu’ils étudient ; des animaux qui s’aventurent dans le jardin ; son grand-père, le boucher ; des paysans emportant leur troupeau au marché. Certaines compositions demandent un peu plus d’imagination – comme une vision de sa naissance, durant laquelle il a dû être ranimé dans une auge d’eau froide.

 

Une exposition de ses travaux de jeunesse, peintes à Paris et Vitebsk entre 1911 et 1919, est actuellement en vue au Musé Guggenheim de Bilbao sous le titre « Les années découverte », qui explore comment Chagall filtra ses problèmes personnels au travers du prisme du mouvement avant-gardiste. Il expérimenta avec le Cubisme, reprenant certaines de ses idées aux moules de Georges Braque, Pablo Picasso et de celui qui était de temps à autre son professeur, Henri le Fauconnier. Le résultat ? Un mélange hallucinogène d’hommes et de bêtes, plus de distorsions de perspectives et des personnages volants qui élèvent sensuellement le spectateur.

 

Au contraire des gens « de l’Ouest » qui recherchaient des sujets exotiques, Chagall peint des exemples de sa propre vie, avec une chaleur sans pareille. Le tableau de 1913, Juif à la prière, démontre une incroyable douceur de ton. Penché sur un texte religieux, le personnage semble enveloppé du commandement de Dieu, son cou s’allongeant comme pour mieux saisir la métaphysique de ses pensées. Comme les amants de Chagall sont littéralement emportés par leur Amour – allongés par l’attente, comme cette femme dont le profil s’enroule autour du taureau dans « Dédié à ma fiancée (1911) », ou les têtes de Chagall et de sa femme Bella dans le fameux « L’anniversaire (1915) », dans lequel chaque tête se tord pour trouver l’autre – le religieux est emporté vers Dieu.

 

Ses scènes de shtetls (villages à prédominance Juive) montre des existences parallèles : celle au quotidien, et celle où l’artiste se projette lui-même en dehors et au-delà de celle-ci. De même qu’il crée son art à partir de ses racines juives, il crée un art pour ses racines Juives. Dans une culture qui se méfiait des images gravées, c’était une forme de documentaire fantaisiste. (Il a eu de la chance de le faire quand il le pouvait – ce qu’il décrit disparaitra de son vivant. En 1944, quand Vitebsk fut libérée des Nazis, sa population de 170 000 habitants avait été presque complètement éradiquée.)

 

Chagall passa son temps chez lui, désirant partir vers d’autres lieux et son temps à l’étranger en se languissant de son chez-lui. Il réalisa finalement son vœu de partir pour Paris en 1910, où, après quelques années difficiles, il fut accepté par des gens comme l’écrivain, critique et influent, Guillaume Apollinaire, et le couple glamour de l’époque, Robert et Sonia Delaunay.

 

 

La guerre et son influence chez Chagall

En Mai 1914, se préparant pour un show à Berlin, Chagall ferme son studio parisien. Après Berlin, il espèrerait voyager vers la Russie pour voir sa sœur mariée et retrouver sa propre fiancée. Mais, juste alors que tout commençait à bien tourner pour lui, la situation devint critique jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. Une semaine après qu’il soit rentré chez lui, l’archiduc Austro-Hongrois François-Ferdinand fut assassiné, déclenchant la guerre et retranchant Chagall en Russie pour neuf ans. Il verra des Juifs vivant à des centaines de kilomètres de Vitebsk expulsé de leurs terres ; une déclaration antisémite de l’armée les faisant passer pour des espions. Chagall invitera ces déportés russes chez lui et les peindra ; il en représentera même un volant dans « Au-dessus de Vitebsk » (1914).

 

Dans son livre Marc Chagall, l’écrivain Jonathan Wilson suggère que le vol, récurrent dans ses toiles, signifie un jeu de mot quant à l’identité Juive de Chagall, et vient de la littéralisation d’un mot Yiddish : « Le mot luftmensch, qui décrit en Yiddish un individu impliqué dans une poursuite intellectuelle, signifie littéralement ‘L'homme de l’air ‘ » écrit Wilson. Chagall, l’éternel rêveur, souhaitait être dans une ville cosmopolite quand il était à la maison, et vice-versa se languissait de son chez-lui quand il s’en était libéré – peut-être se voyait-il comme le luftmensch qu’il peignait ! Mais, comme ses animaux et ses violonistes, ce symbole était libre de toute logique stricte. Apparemment, Chagall employait ces symboles quand bon lui semblait.

 

March Chagall, White crucifixion

Avec la montée du fascisme en Europe, les symboles de Chagall, pour n’avoir pas reçu de logique cohérente – acquerront au moins un nouveau son de cloches. En 1933, dans le très mélancolique « Solitude », on voit un homme couvert d’un tallit (une espèce de couverture) et plongé dans ses pensées, tourner le dos à une génisse qui joue du violon. Son village, pendant ce temps, brûle dans le fond. Ou considérez « Crucifixion blanche », peint consécutivement au Kristallnacht de 1938, la nuit où le politicien nazi Joseph Goebbels autorisa un massacre de Juifs. La toile montre des Juifs européens soumis à la violence, leurs maisons et synagogues brulées, pendant que le Christ – sa nature Juive mise en avant par le châle de prière qu’il porte plutôt qu’un pagne et avec sa couronne d’épines ostensiblement absente – meurt au centre de la scène. Chagall a repeint des insignes, qu'il avait inclus à l'origine, pour marquer l'histoire sombre faite autour de lui : des brassards nazis et des pancartes autour du cou des Juifs. En essayant de le garder intemporel, il l'a rendu trop imprécis, voire trop subtil.

 

À 53 ans, Chagall s’arrête à New-York, ayant fui l’Europe en 1941. Il peint plus de figures du Christ, s’identifiant plus spécifiquement avec la souffrance du Christ lui-même. En 1947, il comparera la souffrance de tous les Juifs Européens avec celle du Christ. Hannah Arendt discutera plus tard l’énormité de l'holocauste en termes de « banalisation du diabolique », l’idée qu’une telle horreur dépourvue de sens a pu être conduite comme une tâche administrative. La tragédie semble avoir provoqué chez Chagall, pourtant un artiste imaginatif et autonome, une espèce de banalisation des pensées. Il continuera à produire de jolies œuvres, dont quelques-unes étonnamment originales, pleines de son vieux symbolisme brillant et coloré. Mais, le Vitebsk qu’il connaissait, et qui n’existe plus, ne sera plus jamais aussi vivace chez lui.

 

Néanmoins, on se sent extatique à admirer quelques-uns des travaux de jeunesse de Marc Chagall, quand son engagement à son identité Juive l’aida à produire certaines des œuvres qui resteront célèbres et omniprésentes dans l’art moderne. En effet, malgré sa radicalisation, le travail de Chagall est peut-être le plus accessible directement à n’importe quel moderniste. Ma première expérience vivace avec l’art plastique, à l’école, fut avec un Chagall, bien que je ne me rappelle plus lequel. Ç'aurait pu être n’importe lequel : chèvres, violons, personnages volants. Le principal étant que Chagall avait déjà développé un langage visuel distinctif. Peut-être parce que dans ses tableaux, il retournait constamment aux images de sa propre enfance – les chèvres, les violons et les maisons...

 

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