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Ce qu’il faut savoir à propos de J.M.W. Turner

20 June, 2022
Au moment de sa mort en 1851, Joseph Mallord William Turner vivait incognito, sous un faux nom, dans un hôtel insalubre de Londres, depuis près de cinq ans

Peu de gens savaient où il était, et pas même la gouvernante de sa résidence officielle du 47 rue de la reine Anne. Les marchands locaux le connaissaient sous le nom de l’« Amiral Booth ». Les gamins du quartier l’appelaient tout simplement « Puggy ». Soigné dans ses derniers jours par une maitresse de 20 ans plus jeune que lui, Turner, malade, décéda seul et pratiquement aveugle, ayant subsisté pendant ses derniers jours grâce un régime fait de lait et de whisky, administré à la petite cuillère. L’isolement de cet artiste était tel que lorsqu’il vint à passer de vie à trépas, son certificat de décès et d’enterrement lui donnaient respectivement 81 et 79 ans. Il en avait en fait 76.

 

Même au regard de ce qu’était le Londres du 19ᵉ siècle, les circonstances entourant ses derniers jours furent particulières. Tout en gardant en tête le fait qu’à la fin de sa vie, Turner était l’artiste britannique le plus connu et le plus accompli de son époque. En plus d’avoir amassé une fortune personnelle après six décennies passées à vendre ses œuvres, il laissa derrière lui plus de 300 peintures à l’huile et des milliers d’aquarelles et de dessins – un stupéfiant testament de vie, passée à créer de manière compulsive. Près de deux siècles après, la renommée de Turner n’a jamais cessé de s’accroitre. En 2005, dans un sondage de la BBC, le public choisi « Le Téméraire combattant » de Turner (1839, voir image ci-dessus) comme le tableau le plus important de la nation. Plus récemment, en 2016, la banque d’Angleterre sélectionna Turner comme le premier artiste à orner les billets de 20 Livres.

 

Turner choisit de cultiver une vie excentrique et recluse à la fin de ses jours. Pour Turner, l’anonymat et les acclamations étaient deux faces de la même pièce ; des fins de vie possibles et diamétralement opposées, témoignant d’une vie guidée par un seul élan : la poursuite solitaire de la grandeur artistique. C’était vrai au début, et le restera jusqu’à la fin.

 

Qui était J.M.W. Turner ?

« Il vivait pour peindre, rien d’autre n’était important. » Ainsi commence l’opus de 552 pages d’Eric Shane consacré aux 40 premières années de la vie de Turner, résumant en quelques mots la thèse sous-jacente de chaque chapitre qui va suivre. Né fils de coiffeur et perruquier en 1775, Turner fréquenta l’école pendant 5 ans avant de se consacrer entièrement à l’étude de la peinture. À l’âge de 14 ans, il se fit admettre à la prestigieuse Académie Royale des Arts, où il acquit très vite une réputation de prodige dans les arts de la peinture à l’huile et de l’aquarelle. En quelques mois, il fut le plus jeune artiste à jamais avoir exposé à l’exposition annuelle de l’Académie Royale. À 24 ans, il devint membre associé de l’Académie. À 26 ans, il atteignit le degré ultime de cette institution et devint un Académicien Royal, de nouveau le plus jeune de toute l'histoire.

 

Ses accomplissements ne furent pas sans sacrifices. « Les choses n’importaient que si elles aidaient sa peinture », écrit Shane. « Il faut le savoir : dans ce qui va suivre, il sera inutile de chercher une vie au-delà de la peinture, car elle existait à peine. » En tant qu’artiste dévoué à son art, Turner n’avait ni les dispositions, ni la patience pour développer des relations sérieuses. Bien que l'on accepte d’un commun accord qu’il ait enfanté deux filles illégitimes, il se réfère à ses toiles comme à « ses enfants », affirmant même qu'il déteste les hommes mariés « car ils ne font aucun sacrifice pour leur art, mais pensent constamment à leurs femmes et leurs enfants, ou quelques autres inepties de ce genre. » Turner n’était pas plus intéressé par les réunions en société qu’il ne l’était par la famille. Les connaissances de son enfance le décrivent comme introverti et « pas réellement un adepte de la société en général. »

 

Ces observations se confirmèrent pendant la vie de Turner, comme se le rappelle un invité qui partagea un diner avec lui à la table de Charles Dickens, alors que Turner avait 70 ans, « Emmitouflé dans un grand mouchoir rouge que rien n’aurait pu lui faire ôter, il se plaisait dans un silence calme, intéressé certainement moins par les discours que par les lumières changeantes de la rivière. »

 

Qu’est-ce qui inspirait Turner ?

De la manière la plus fondamentale, Turner était immensément motivé à perfectionner son art... motivé par un désir immense de s’assurer une place au panthéon des plus grands artistes que l’histoire ait connus. Mais, il était aussi dévoré par une curiosité sans bornes. « Il avait un désir énorme de comprendre le monde », écrit Franny Moyle, auteur de « La vie extraordinaire et les moments importants de J.M.W. Turner. » « Un désir immense d’être le plus grand peintre de son époque. »

 

Comme jeune artiste, il était connu pour copier et recopier les travaux les plus marquants sur lesquels il pouvait mettre la main, particulièrement ceux des maîtres Français et Hollandais. Il maintenait un rigoureux standard d’excellence dans son effort d’émuler leurs styles et techniques variées. Malgré son immense talent, il était vraiment autocritique. En voyant « Le port de mer avec l’embarcation de la reine de Saba » (1648) de Claude Lorrain pour la première fois, il devint « bizarre, agité et fondit en larmes » Quand on lui demanda ce qui n’allait pas, Turner répondit, « Je ne serai jamais capable de peindre quelque chose d’équivalent à cette peinture. »

 

À l’époque, comme maintenant, la plupart des critiques d’art se gausseraient de son apitoiement sur lui-même, surtout quand on connaît son habileté rare à rendre la lumière, les paysages et la mer. Assurément, Turner vouait une révérence profonde à la majesté du monde naturel, une admiration qui se manifestait dans la virtuosité avec laquelle il peignait. Comme le disait Turner lui-même : « Tout regard jeté sur la nature est un raffinement de l’art », et l’artiste recherchait constamment de nouvelles perspectives.

 

Pendant que ses contemporains fuyaient vers Paris en profitant du bref cessez-le-feu entre les Français et les Anglais en 1802, Turner lui se tourna vers une destination plus âpre : les Alpes. En route, il lâchera rarement ses cahiers, dessinant d’un bateau tanguant dans le port de Calais, de la fenêtre d’un fiacre élancé dans la campagne française, ou d’un bordel ensoleillé de Berne, en Suisse. Cependant, s'il y a quelque chose qui va captiver l’imagination de Turner à tout jamais, c’est bien l’océan. Comme il le confiera plus tard, en regardant une impression d’un bateau lancé, par le peintre hollandais Adriaen van de Velde, « C’est cela qui a fait de moi un peintre. »

 

Pourquoi son œuvre est-elle importante ?

À la fin de la seconde moitié de sa carrière, Turner fît des émules grâce à la qualité distinctive du rendu des lumières dans ses travaux (il est particulièrement tenu en estime justement pour cela de nos jours). Comme le disait Joseph Farington, une des têtes de proue de l’Académie Royale, « Turner n’a pas défini de procédé, mais étend les couleurs jusqu’à ce qu’elles expriment l’idée qu’il a en tête. » Ce faisant, Turner n’hésitait pas à tirer le maximum de lustre et de brillance de sa palette, quelquefois au détriment de ses collègues. Accrochant ses toiles à côté de celles de Turner en 1807, le peintre David Wilkie s'aperçut qu’il était « comme pris dans une éclipse générée par la splendeur absolue du tableau voisin. »

 

Sa manière expressive de manier la peinture était encore plus radicale que la sensibilité de sa palette de couleurs. Bien qu’il fût capable de rendre une scène dans ses moindres détails, son style devint de plus en plus abstrait au fil du temps, échappant plus souvent qu’à son tour à la définition, au profit d’une expression radieuse. À une époque où les valeurs classiques d’équilibre, de précision et de vraisemblance dominaient l’art établi, l’insistance de Turner à repousser les limite de la vérité artistique n’était rien de moins que révolutionnaire. Et, comme pour toutes les innovations, le retour de bâton a pu être sévère.

 

Les spectateurs les plus déchainés affirmaient qu'il avait perdu la tête. « Les tableaux de Turner sont peints comme par un homme qui n’a plus de mains », disait un critique, « et qui après avoir attaché un pinceau au bout de sa prothèse, a réussi, en maculant maladroitement, en gribouillant, en tordant et en éclaboussant, à transmettre aux autres une notion de son concept. » Un journal italien offre une version moins prolixe en disant, « c'est comme s'il avait pété dans une trompette dirigée sur la basilique Saint-Pierre » (l’image est amusante, cela dit…)

 

Malgré tout le dédain que son style a généré, Turner a été mis sur un piédestal pour avoir pavé le chemin des Impressionnistes et plus tard des Expressionnistes Abstraits. Durant son passage à Londres en 1800, un jeune Claude Monet étudia assidûment et assimila la manière de Turner.

 

Le peintre américain Mark Rothko, après avoir visité une exposition de Turner en 1966, déclara sardoniquement : « Ce gars, Turner, il a beaucoup appris de moi. » Pour ces deux artistes, le génie de Turner réside tant dans sa vision que dans sa volonté de défier ce que l'on pouvait attendre de lui. En ceci, il forçait une mesure de respect même chez ses détracteurs. « Ses contemporains reconnaissaient sa détermination, mais également sa bravoure créative […] Il était souvent prêt à tenter des expériences auxquels les autres se refusaient. Il a ouvert la voie. »

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