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Roy Lichtenstein et la bande dessinée – Génie ou plagiaire ?

11 July, 2022
Roy Lichtenstein est un artiste novateur pour les uns, un pillard pour les autres – voici comment il s'approprie les comics depuis les années 1960.

La production artistique de Roy Lichtenstein s’étend de 1940 à 1997, année de sa mort. Elle est considérable puisque l’on estime qu’il a réalisé plus de 5000 œuvres – des peintures bien sûr, mais également des dessins, sculptures, estampes, ainsi que des travaux sur émail, céramique et tissu. Jusqu’à la fin des années 1950, son style était très influencé par le cubisme et par l’expressionnisme abstrait. Avec Look Mickey et six autres tableaux, l’année 1961 ouvre sa période pop art.

 

L'appropriation des œuvres par Roy Lichtenstein

Dans tous les styles qu’il a pratiqués, Lichtenstein a fréquemment reproduit des œuvres des peintres qu’il admirait ; Picasso surtout.

 

Cette pratique est qualifiée de différents noms dans les ouvrages et articles académiques sur l’artiste. Les œuvres copiées y sont définies comme citations picturales, reprises, adaptations, interprétations, « réflexions sur », etc. En vérité, si certains critiques estiment que Lichtenstein a précédé une démarche appropriationiste devenue plus manifeste, les peintures qu’il a réalisées selon ce procédé constituent effectivement des appropriations artistiques. Sélectionnées dans l’art classique par Lichtenstein, les œuvres « revisitées » forment ce que l’on peut appeler son premier régime d’appropriation, celui qui n’a jamais posé de problème aux critiques et historiens de l’art puisqu’ils connaissent parfaitement les tableaux recopiés et transformés par l’artiste.

 

Bien qu’il ait constamment répété que ce n’est vraiment pas pareil, les emprunts aux sources diverses de l’imagerie populaire forment le second régime d’appropriation de Lichtenstein. L’artiste s’est, en effet, approprié quantités d’illustrations puisées dans les comics, les publicités, les catalogues, mais également, plus tardivement, dans les pages jaunes de l’annuaire. S’il a utilisé au début de sa période pop art certains personnages bien connus comme Popeye, Dick Tracy ou les héros du monde Disney, presque toutes les œuvres qui ont ensuite construit sa renommée sont empruntées à des sources totalement inconnues des critiques d’art. À la différence du premier régime d’appropriation, l’imagerie source de ce second régime est dès lors perçue comme indistincte et confuse. Pour le monde de l’art institutionnel, c’est un amas d’images indéterminées dans lequel l’artiste puise comme bon lui semble. L'origine précise de chaque illustration qu’il s’approprie n’intéresse absolument pas le critique et lui est rigoureusement indéterminable.

 

Les comics et le début du pop art

La représentation de bandes dessinées dans la peinture est bien antérieure à l’avènement du pop art. Dès 1924, l’artiste américain Stuart Davis reproduit dans sa composition Lucky Strike un journal où figure un dessin signé du cartooniste Tad.

 

Une vingtaine d’années plus tard, ce sont des artistes européens qui exploitent des bandes dessinées dans des collages, tels l’allemand Kurt Schwitters (For Käte, 1947) et l’écossais d’origine italienne Eduardo Paolozzi en 1947 et 1952.

 

Aux États-Unis, Philip Pearlstein peint en 1951 et 1952 une série de tableaux inspirés de comics ; une seule de ces peintures subsiste actuellement (Superman, 1952). Warhol était ami avec Pearlstein à la fin des années 1940, et il a certainement connu certains de ces tableaux.

 

En 1956, le Britannique Richard Hamilton utilise une couverture de romance comics (bande dessinée sentimentale) dans un collage devenu célèbre par son excentricité et son nom à rallonge. Lichtenstein n’est donc pas le premier artiste ayant exploité ce type de bande dessinée.

 

C’est dans ce contexte « pré pop art », où la bande dessinée est déjà considérée comme un matériau pictural par plusieurs artistes, que Lichtenstein réalise, en 1958, ses premiers dessins de Bugs Bunny, Donald Duck et Mickey Mouse, au pinceau et à l’encre de Chine.

 

Andy Warhol et Roy Lichtenstein créeront ensuite leurs premiers tableaux représentant uniquement des personnages de comics avec leurs bulles de texte, sans y ajouter d’autres éléments et sans inclure ces images dans une composition. Les spécialistes du pop art estiment habituellement que les deux artistes ont eu l’idée de cette appropriation en forme d’innovation chacun de leur côté vers 1961. Pour l’historienne de l’art Janis Hendrickson « ce n’est pas un hasard si Lichtenstein et Warhol – tout à fait indépendamment l’un de l’autre – découvrirent au même moment la même thématique ».

 

En février et mars 1962, Lichtenstein expose pour la première fois individuellement à la galerie Castelli. Parmi les œuvres présentées figurent Turkey, Washing Machine, The Engagement Ring, The Kiss (1961), et The Refrigerator, Blam et The Grip (1962). Le succès est immédiat. Castelli vend plusieurs tableaux de Lichtenstein à des collectionneurs. Cependant, il refuse de représenter le travail sur les comics de Warhol parce que les deux artistes seraient alors en concurrence dans sa galerie. Très désappointé, Warhol décide alors d’abandonner les copies de comics et se tourne vers d’autres sujets (les fameuses boîtes de soupe Campbell notamment).

 

 

Warhol et Lichtenstein

En avril 1961, Warhol crée une vitrine pour le grand magasin Bonwit Teller à New York. Les cinq peintures exposées étaient exclusivement des reproductions d’images provenant de publicités et de bandes dessinées placées derrière des mannequins. Ces tableaux, où le Superman figure en bonne place, ont été parmi les premières œuvres de l’artiste montrées au public.

 

Les peintures de Warhol ont donc été réalisées quelques mois avant que Lichtenstein ne commence à utiliser une imagerie identique dans ses propres œuvres ; on estime, en effet, que ce dernier a peint Look Mickey, Popeye et Wimpy entre juin et août 1961. Or, selon des sources concordantes, Lichtenstein avait réalisé au début de l’année 1961 des lettrages typographiques pour ce même magasin Bonwit Teller. Warhol a toujours pensé que Lichtenstein avait vu sa série de peintures exposées en avril 1961 et qu’il a copié peu de temps après son idée originale de reproduction d’une case unique de BD accompagnée de sa bulle de texte en réalisant Look Mickey et les quelques tableaux retenus ensuite par la galerie Castelli.

 

 

Jalousie d'artiste ou fait avéré ?

Lichtenstein a toujours nié avoir vu les œuvres de Warhol et s’en être inspiré pour ses propres peintures ; il soutenait qu’il avait vu pour la première fois les tableaux de Warhol chez Castelli et qu’il s’était amusé de la ressemblance de thème avec les siens. Mais Castelli ne disposait pas de tableaux de Warhol à cette époque… Il est dès lors très vraisemblable que Lichtenstein – qui avait déjà travaillé à partir de comics sans jamais être satisfait de ses résultats – a effectivement exploité à son compte l’idée de Warhol en réalisant Look Mickey puis sa série exposée chez Castelli. Autrement dit, Lichtenstein s’est littéralement approprié le procédé appropriationniste spécifique développé par Warhol !

 

 

Petite typologie des appropriations de comics par Lichtenstein (1961-1965)

Andy Warhol reconnaît en 1964 que « les bandes dessinées citent le nom de l’artiste. On lit « dessin de ». Autrefois, on ne voyait pas ça dans les livres de BD ». Formulé alors qu’il ne travaillait plus depuis plusieurs années sur les comics et que Lichtenstein connaissait un grand succès sur cette thématique, cet avis est assez sarcastique envers ce dernier qui se désintéressait totalement des auteurs qu’il copiait. Le constat de Warhol n’est pourtant pas tout à fait exact, car les habitudes de crédit étaient à l’époque différente selon les médias et les éditeurs.

 

Les sujets des premières peintures pop art de Lichtenstein sont toujours des personnages très connus du grand public : héros du monde Disney, Wimpy, Popeye, Buck Rogers (dans Emeralds). L’appropriation effectuée va même jusqu’à l’apposition d’un symbole copyright sur certains tableaux, comme sur Popeye. Interrogé à la fin de sa vie sur cette pratique occasionnelle et hardie, l’artiste reconnaîtra en 1997 qu’il ne pouvait évidemment pas revendiquer un tel copyright.

 

Lichtenstein se détourne rapidement des héros immédiatement reconnaissables parce qu’ils ne lui paraissaient pas assez anonymes trouve alors des personnages ordinaires et inconnus du public dans deux genres de comic books bien spécifiques. Il exploite essentiellement les bandes dessinées de guerre – les war comics – en 1962 et 1963 et les bandes dessinées sentimentales – les romance comics – jusqu’en 1965. Par la suite, il utilisera aussi d’autres séries. L’imagerie qu’il développe est dès lors principalement organisée autour des deux stéréotypes que sont les « courageux guerriers » et les « femmes sentimentales » ; les critiques ont abondamment analysé cette thématique dichotomique, nous n’y reviendrons pas ici.

 

 

La lente légitimation des auteurs de comics

La bande dessinée est extrêmement visible depuis des décennies, à la fois comme médium propre ou relayée par les autres médias. Au long de son histoire, sa reconnaissance comme loisir est devenue de plus en plus grande auprès du public. Cependant, sa légitimité culturelle s’est construite lentement, et parallèlement le statut de ses auteurs s’est confirmé très progressivement. À la suite de Jean-Paul Gabilliet, spécialiste de l’histoire des comic books, on peut distinguer dans le contexte américain une succession de périodes qui commence avec l’apparition des bandes dessinée de presse à la fin du 19ᵉ siècle. Les premiers comic books apparaissent ensuite dans les années 1930 et sont souvent des reprises des bandes dessinées parues dans les suppléments du dimanche des journaux. Après ce temps des pionniers, la période suivante englobe les années de l’après-guerre, caractérisées par des créateurs relativement peu individualistes. Les années 1960-1970 toutefois voient l’émergence de créateurs beaucoup plus individualistes, surtout concernant la bande dessinée underground. À partir des années 1980 enfin, les créateurs de bandes dessinées s’émancipent graduellement de l’industrie culturelle où ils opèrent et de l’emprise des éditeurs. Leur statut d’auteur est graduellement reconnu. C’est dans ce contexte que l’on doit comprendre la question de l’affirmation des auteurs de comics à travers notamment la signature (ou non) de leurs œuvres publiées. Comme le résume Gabillier :

 

« Jusqu’au début des années 80, la logique de la création individuelle n’avait pratiquement pas le droit de cité dans l’univers des comic books grand public. Après la crise de 1954, personne n’envisagea de laisser aux créateurs la possibilité de s’exprimer, à commencer par eux-mêmes qui avaient intériorisé la limite de leur action dans le processus créatif : toutes les décisions relatives à la création étaient prises par les éditeurs qui décidaient dans quelle direction orienter les aventures de tel personnage ou le contenu de tel titre et fonctionnaient souvent comme des « scénaristes en chef » indiquant à ceux qui étaient sous leurs ordres ce que leurs récits devaient comporter […]. Leur importance dans le processus créatif était si importante qu’ils furent les premiers dont le nom apparut au bas de la première page de chaque fascicule à partir de 1959, alors que les noms des scénaristes et dessinateurs n’apparaîtraient que progressivement tout au long des années 60. »

 

En renforçant au fur et à mesure de ces étapes leur autonomie vis-à-vis des éditeurs, les auteurs de comics se sont individualisés et professionnalisés tout en acquérant une reconnaissance culturelle qu’ils ne possédaient pas lors de l’apparition du pop art. Pourtant, du début des années 1960 jusqu’à la fin des années 1990, le développement de la légitimation des auteurs de bandes dessinées et de l’importance culturelle du média se déroule sans que Lichtenstein et les critiques qui ont bâti sa renommée prennent en compte cette évolution fondamentale.

 

Arrimé aux galeries et aux musées, le monde élitiste de la critique d’art n’est déjà plus en phase avec le milieu de la critique culturelle médiatique dont certains représentants comme Gilbert Seldes étaient ouverts aux formes artistiques modernes (jazz) et à la culture populaire (cinéma, comics) dès les années 1940. De la même manière, dans le milieu académique du milieu des années 1960, à l’époque où le travail de Lichtenstein devient célèbre, une poignée d’intellectuels affirmait déjà que les comic books sont des phénomènes pop légitimes qui méritent le respect et qu’ils sont dignes d’être étudiés. En résumé, le monde de l’art qui a construit la notoriété de Lichtenstein à partir des années 1960 a délibérément ignoré le mouvement de légitimation de la bande dessinée qui se développait au même moment, porté à la fois par les auteurs de comics et une partie de la critique médiatique et du monde académique.

 

 

Lichtenstein était peu apprécié par les dessinateurs qu'il copiait.

Le travail de copie de Lichtenstein n’a jamais été apprécié par les créateurs de bandes dessinées. À l’apogée de la carrière pop de l’artiste, certains d’entre eux comme Jack Kirby, Irv Novick et Russ Heath considéraient les œuvres de l’artiste comme de pales imitations de leur propre travail et comme une tentative (réussie) pour exploiter leurs dessins alors que la bande dessinée à l’époque était considérée comme une activité sans prétentions intellectuelles.

 

Comment Lichtenstein considérait-il les comics qu’il s’appropriait ?

Il reprend dans nombre d’interviews les principes fondateurs du pop art qui consiste, selon lui, à prendre un objet du quotidien, qui n’est pas artistique, en l’occurrence, un extrait de bande dessinée, et en faire un portrait. Mais, on peut aussi déceler dans ses propos une forme de « naturalisation » de ses sujets picturaux lorsqu’il estime que « l’art commercial, c’est notre sujet, en ce sens, c'est la nature. ». Ailleurs, il considère l’ensemble de l’environnement qu’il cherche à reproduire comme un paysage. Cette « naturalisation » lui permet alors d’introduire une hiérarchie entre ce qu’il fait en tant qu’artiste et ce qu’il a sous les yeux comme modèle, les bandes dessinées et l’art commercial qu’il qualifie très souvent de manière hautaine. Pour lui, la bande dessinée « objet naturel » n’a rien à voir avec l’art, le vrai, le grand, ce qui l’autorise à en faire ce qu’il veut.

 

Nous avons tous appris combien il est mal de copier les dessins des autres, or il semble que je copie les dessins des autres, et très souvent c’est vrai. C’est l’un des interdits que les artistes enfreignent continuellement. Les bandes dessinées n’étaient pas considérées comme de l’art et c’est encore un tabou qui a été brisé.
— Entretien avec Alan Solomon, 1966, in Roy Lichtenstein, Entretiens, op. cit., p. 50.
À propos de la bande dessinée: « la sensibilité esthétique habituelle y est absente la plupart du temps […] Je m’intéresse à ce que l’on considère habituellement comme les pires aspects de l’art commercial. […] J’aime et je n’aime pas les bandes dessinées. […] Je trouve que lorsqu’elles sont bien dessinées, certaines parties – ça peut être dû au hasard ou au talent inné de la personne qui a fait la bande dessinée – peuvent être vraiment bonnes. Mais en général, je les trouve plutôt bidon. »
— Entretien avec David Sylvester, 1966, ibid., p. 32-35.

En réalité, Lichtenstein s’est assez peu exprimé sur les comics car paradoxalement on ne l’a pas beaucoup interrogé sur le sujet et les rares questions qui lui ont été posées n’étaient pas très incisives.

 

À tel point que l’on pourrait presque ouvrir ici une rubrique « Les questions auxquelles Lichtenstein a échappé« . Il n’a jamais été interrogé par exemple sur l’abandon rapide des personnages très connus (Mickey, Popeye, Wimpy, etc.) qui est pourtant remarqué par les critiques; ou bien encore, lorsqu’on lui demande s’il a été contacté par Disney à propos de Look Mickey, on omet de lui demander aussi s’il a été contacté par d’autres éditeurs ou des artistes de comics dont il s’est approprié les dessins.

 

Toutes ses réponses laissent entendre une justification désinvolte de ses appropriations reposant une condescendance manifeste envers la bande dessinée, voire même un certain dédain. Pour lui, les comics sont là, au même titre que tout ce qui nous entoure – objets naturels et artefacts – et il s’en sert, voilà tout. Interrogé à la fin de sa vie, il estimait toujours que les sujets qu’il a abordé dans sa peinture sont de la camelote.

 

 

La Roy Lichtenstein Foundation

Selon le souhait de l’artiste et celui de sa famille, la Roy Lichtenstein Foundation a été créée en 1998 après la mort de l’artiste. C’est une fondation privée ayant trois objectifs principaux:

  1. faciliter l’accès du public aux œuvres de Lichtenstein, à l’art et aux artistes de son époque,
  2. créer un catalogue raisonné de tous ses travaux connus,
  3. partager des informations qui pourraient aider le développement et l’éducation des prochaines générations de conservateurs, critiques et chercheurs concernant Lichtenstein.

 

Le site de la fondation existe depuis mai 1999.

Le catalogue raisonné est un projet très ambitieux puisque l’on estime que l’artiste a produit environ 5000 œuvres qui ne sont pas encore toutes référencées actuellement et qui devront être décrites précisément. La fondation a donc décidé de proposer un catalogue provisoire fournissant des informations sommaires sur une sélection importante d’œuvres. Ce catalogue restreint est actuellement délivré sous la forme d’un moteur de recherche disponible en ligne depuis mars 2004 et dénommé Image Duplicator – clin d’œil au tableau de 1963.

 

En relation avec les œuvres achevées, la base de données Image Duplicator recense quelques études préliminaires, des dessins sur papier, des références probables, et elle tente de collationner les images de comics et de publicités qui sont à l’origine des travaux présentés. La base semble proposer depuis peu ces informations qui reprennent les identifications institutionnelles évoquées, complétées au fur et à mesure de nouvelles identifications provenant toutes du monde de l’art (ainsi, lors d’une exposition à la Morgan Library en 2010, la curatrice a découvert des sources dans les archives de la Fondation et celles de Leo Castelli).

 

 

La fondation Lichtenstein et la culture de la mauvaise foi !

On est en droit d’être surpris par l’avertissement qui s’affiche lorsque l’on accède à la base Image Duplicator:

« Les textes, les graphiques et les dessins contenus dans ce site ne peuvent être reproduits, téléchargés ou modifiés sous aucune forme sans l’autorisation écrite expresse de la Roy Lichtenstein Foundation. Les images de bandes dessinées qui illustrent Image Duplicator peuvent être protégées par le droit d’auteur en vertu des lois américaines et internationales sur le copyright. Elles ne peuvent pas être reproduites, téléchargées ou modifiées, sauf autorisation en vertu de la loi qui leur est applicable ».

L’ironie lichtensteinnienne sans doute.

Roy Lichtenstein, Drowning girl

La « jurisprudence Lichtenstein » contestée

De temps à autre, les médias se font l’écho de cas de plagiats manifestes de vignettes de bandes dessinées. Ainsi, fin 2015, le chanteur Chris Brown a copié éhontément un dessin de manga.

 

Dans le monde de l’art où l’on n’aime pas parler de plagiat, la continuation des pratiques qui remontent à Lichtenstein et Warhol est assurée. Les artistes appropriationnistes contemporains puisent régulièrement dans les comics et les illustrations populaires. En acceptant l’appropriationnisme, le monde de l’art entérine une « jurisprudence Lichtenstein » qui légitime la copie de tout ou partie d’une œuvre quelconque au prétexte que la moindre modification – en particulier le seul changement d’échelle – produirait une nouvelle œuvre. Le peintre britannique Glenn Brown, l’un de ces artistes controversés les plus connus, en est un spécialiste. Il a copié des toiles de nombreux maîtres classiques comme Rembrandt, Fragonard ou Van Gogh mais aussi des œuvres de l’illustrateur de science-fiction Chriss Foss.

 

Mais désormais, le monde des comics se défend et accuse. Le cas de l’artiste franco-belge Benjamin Spark est représentatif. Convaincu de plagiat, il menace de représailles judiciaires. Mais les auteurs et éditeurs de comics ne se laissent pas intimider et dénoncent systématiquement son travail.

 

Récemment, l’artiste islandais Erró a réalisé une œuvre intitulée Tank, copie presque conforme d’une illustration de Tank Girl créée par le dessinateur britannique Brian Bolland88. Ce dernier l’a attaqué ironiquement dans une lettre rendue publique:

 

« Qu’est-ce que cela sinon une sorte de colonialisme. Vous, Erró, avez trouvé une place pour vous dans la terre de l’Élite des Beaux-Arts, dans le « pays des galeries », vous êtes sorti et vous avez découvert un continent noir habité par des pygmées – à peine plus que des sauvages vraiment – des gens qui possèdent une culture colorée mais primitive. Comme les explorateurs victoriens, vous trouvez que ce qu’ils font est horrible mais néanmoins suffisamment séduisant pour les voler, ne rien leur donner en retour et les rejeter. Vous affichez des morceaux de leurs bêtises infantiles et criardes dans ce que vous appelez une « synthèse » sur un mur de galerie du monde civilisé, quelque chose qui n’a rien à voir avec un « rapport » complet et précis sur les choses ou les personnes que vous volez, mais plus à voir avec la titillation de vos pairs. Vous souhaitez qu’ils soient choqués par la vulgarité des artefacts que vous ramenez de quelque lieu dégoûtant où vous êtes allés, mais qu’ils les apprécient (et vous, bien sûr) à la manière post-moderne. Une critique de votre travail a dit: « Je ne sais pas où Erró trouve tout ça ». Heureusement pour vous, elle et d’autres habitants des galeries ne connaissent pas les noms des personnes que vous volez et vous n’êtes pas pressé de les énumérer. Vous exploitez les gens comme moi, non parce que vous êtes un « témoin de notre temps », mais parce que vous voulez transformer le métal de base de la bande dessinée en or de l’art – et vous aimeriez avoir une carrière lucrative au pays des galeries. »

 

À la suite de ce courrier, l’agent de Erró a décidé de cesser la vente des vingt copies de Tank, sans toutefois reconnaître explicitement l’indélicatesse de l’artiste.

 

Nous ne sommes plus dans les années 1960. Petit à petit, le monde de l’art institutionnel, le high art, ne peut plus ignorer les artistes commerciaux, ce low art qu’il méprisait il n’y a pas si longtemps et qui ne se laisse plus spolier impunément. Les auteurs de bandes dessinées connaissent aussi bien l’histoire de l’art que celle de leur médium. Mieux même, ils considèrent que l’histoire de la bande dessinée appartient à l’histoire de l’art. Tout simplement.

 

Dès lors, le monde des comics ne supporte plus la « jurisprudence Lichtenstein ». Héritier direct du pop art lorsqu’il s’exerce sur les comics, l’appropriationnisme contemporain apparaît comme une fumisterie lucrative perpétrée par des pillards, avec la complicité active d’un monde de l’art mercantile et suffisant, celui-là même qui naguère a construit la notoriété de Roy Lichtenstein.

 

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